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 La modernisation aveugle des entreprises et de l’école

 

Compte-rendu de la conférence prononcée par Jean-Pierre Le Goff, le vendredi 19 mai 2000, au Centre Social de Cosne 

 

Jean-Pierre Le Goff, philosophe et sociologue, chercheur au CNRS, a étudié d’une manière privilégiée le monde de l’entreprise et de l’école, deux univers différents, mais qui semblent à présent imprégnés d’une idéologie commune. Il préside le club Politique Autrement, et a publié de nombreux ouvrages comme Les Illusions du management (1996), Mai 68 : L’héritage impossible (1998), ou encore La barbarie douce ou la modernisation aveugle des entreprises et de l’école (1999). Ayant l’avantage d’un double regard sur le monde du travail et de l’enseignement, il a mis en évidence une réalité dont certains membres de l’Education Nationale se croient encore préservés, à savoir la pénétration, à l’intérieur même de l’administration, d’une idéologie à la fois libérale et pseudo-libertaire héritée de 1968.

L’auteur est parti d’une idée toute simple, à savoir qu’on ne saurait être a priori pour – ou contre – la modernisation de certaines structures comme l’école ou l’entreprise. Le problème se situe au niveau de son contenu, en admettant qu’elle en possède un. Or, l’idéologie contemporaine de la modernisation se veut adaptative : dans un jargon savoureux, elle enjoint aux hommes et aux choses « d’épouser les fluctuations d’un monde en éternel changement, de promouvoir des dynamiques capables d’intégrer les exigences d’une réalité en redéfinition perpétuelle », etc.

Pour autant, cette rhétorique du changement masque des points aveugles. D’abord, la modernisation, pour quoi faire, pour aller où ?  Ensuite, en admettant qu’elle ait réellement un but, comment faire, par quels moyens, en conservant certains acquis ou bien par une politique de la table rase ? Force est de constater que la rhétorique du changement empêche de poser frontalement ce genre de questions. A défaut de réponses véritables, ce sont alors de petites idéologies qui en tiennent lieu, particulièrement dans les entreprises (y compris celles d’Etat, type : EDF-GDF) et à l’école. La pédagogie et le management sont, précisément, ces petites idéologies nées de la crise des grands discours de référence antérieurs : à la fois discrètes, tenaces et omniprésentes – et bien qu’elles ne déclenchent aucunement l’enthousiasme prophétique des grandes idéologies politiques antérieures – elles ont une redoutable influence et suscitent beaucoup d’angoisse et de culpabilité. Il importe donc de démystifier ce genre de représentations.
A cet égard, le conférencier a proposé trois axes de réflexions : s’interroger sur le contenu général de ce discours omniprésent de la modernisation, analyser la méthode globale utilisée pour le mettre en application et, pour finir, révéler les outils utilisés par cette modernisation et, notamment, les instruments d’évaluation des compétences.

I° Le discours de la modernisation.

A entendre les managers, ils sont pleins de bonnes intentions ; ils ont, disent-ils, une « éthique » et des « outils ». Apparemment, tout se passe dans une ambiance de convivialité, d’autonomie et de réciprocité. Tel cadre d’EDF suit ses chefs d’équipe et leur fait remplir un questionnaire, pour s’informer, pour avoir du « retour » : il utilise un outil... Finie l’autorité qui vient d’en-haut, il n’y a plus que des gens relativement égaux, et qui s’informent mutuellement de la bonne marche des services : une véritable éthique.
En outre, dans l’entreprise comme dans la société en général, on aime à établir des constats. On peut relever les trois principaux : 1) la production doit s’adapter au marché, 2) l’apparition de nouvelles technologies rend indispensable la promotion de compétences nouvelles, et 3) en ce qui concerne l’école, l’ambiance se dégrade en raison de la massification de l’enseignement, de l’hétérogénéité des publics, du manque de débouchés et du chômage dans beaucoup de filières, de la montée en puissance de l’incivilité et de la violence. Aucun de ces constats n’est faux - le problème est ailleurs. Le délire commence avec l’interprétation qu’on en fait et les solutions qu’on envisage.

Ces constats sont imprégnés d’une logique de la survie et de l’urgence. Pour l’entreprise, qui doit satisfaire des consommateurs exigeants et parfois vindicatifs, cela peut se comprendre. Pour l’école, une telle façon de poser les problèmes est outrancière. On connaît le slogan de Philippe Mérieux, le pape des « sciences » de l’éducation : L’école, ou la guerre civile. Pourquoi de telles hyperboles ? Des exagérations de ce type coupent toute possibilité d’instaurer un débat sain et fructueux.

Enfin, cette logique, déjà inquiétante par elle-même, se double d’une thématique de la rupture radicale avec les manières d’agir et de penser antérieures. Il s’agit d’un écho lointain et assourdi du messianisme soixante-huitard, sauf que la thématique révolutionnaire a changé de camp avec la « modernité ». Technicisme informatique et méthodes entrepreneuriales sont désormais les deux piliers de ce « grand bond en avant » d’un nouveau style. A cet égard, le délire informaticophile de l’ancien ministre Claude Allègre constitue un fleuron de la nouvelle rhétorique du changement : « L’ordinateur libérera les esprits concrets, qui comprendront immédiatement les projets de courbe en les traçant sur un écran plus qu’en apprenant des méthodes mathématiques abstraites pour les construire. Il obligera ceux qui se contentent d’à-peu-près à poser des questions précises sans fautes d’orthographe s’ils veulent obtenir des réponses claires. Il rapprochera le jeu, l’apprentissage, le problème. Il contribuera à faire disparaître une certaine hiérarchie des activités dès lors qu’on réalisera qu’il est le dénominateur commun entre le chercheur, la secrétaire, l’ingénieur, le tourneur-fraiseur et le comptable. Il effacera les frontières et obligera à certains efforts linguistiques pour ceux qui voudront communiquer à distance. » Chose frappante : certains cadres d’IBM-France, stupéfaits – alors qu’ils exploitent, en bon capitalistes, la demande accrue d’ordinateurs – ont confié à Jean-Pierre Le Goff qu’eux-mêmes n’auraient jamais osé publier de tels propos !

Thématique révolutionnaire new-look, abus du terme « radical » ou « accéléré », fascination morbide pour la vitesse : la société contemporaine réinvente ainsi un maoïsme étrange, une « révolution culturelle » d’un nouveau style. « Se séparer d’hier », « abandon du passé », « révolution de l’intelligence », « révolution technologique » : l’adaptation au marché devient révolutionnaire, ce qui est le comble... La grande différence avec la « révolution permanente » communiste est que le « grand changement » ne dépend plus du tout des choix du politique. Ce sont des évolutions aveugles qui dictent les révolutions... Le politique n’est plus qu’un modeste gestionnaire, « surfant sur la demande sociale », qu’il ne maîtrise pas mieux que n’importe qui. L’avenir n’a plus de contenu réel, personne n’est capable de dire où l’on va vraiment ; à la différence du prophétisme totalitaire, l’avenir est présenté comme incertain, et non pas véritablement comme radieux. On voit çà et là des managers qui cherchent à « anticiper un avenir flou dans des situations mouvantes » !

Il s’agit donc d’une idée révolutionnaire flétrie, étriquée, sans programme, sans enthousiasme. Une telle vision du monde est chaotique et vaine. On se précipite – dans l’anxiété, mais sans aucune ferveur – vers un avenir privé de contenu. C’est le changement qui devient la norme, autant dire qu’il n’y a pas de normes du tout, et qu’on débouche ainsi sur un monde sans repères, puisque tout change et que tout doit changer. Cette modernisation vide désarçonne et fait peur ; elle rend en grande partie le monde invivable. Internet, à cet égard, fait partie de ces idoles rabougries de la modernité : Internet va bouleverser nos vies... On ne précise jamais en quoi ni comment.

 

II° Une bien étrange méthode.

L’audit et le conseil sont les deux mamelles de la modernisation galopante, autant dire : les deux obsessions des entreprises, mais, également, de l’Education Nationale. On donne des « questionnaires » à remplir et des experts s’inspireront des réponses pour « conseiller » l’entreprise. Du reste, on appelle souvent « audits culturels » (!) ces sondages auprès des salariés.

L’Education nationale n’échappe pas du tout à ces pratiques, et le fameux questionnaire Allègre le démontre amplement. On « écoute », on sonde les gens ; puis ils sont invités à faire une synthèse des réponses, à formuler un projet d’ensemble ; enfin le projet débouchera sur une réforme élaborée par un comité d’expert. Que la réforme soit, en réalité, préparée longtemps à l’avance et à huis-clos, peu importe. L’audit fabrique une légitimité démocratique à la réforme : il donne l’impression qu’elle émane des revendications de la base. Dans les entreprises privées, la mystification est aussi grotesque que terrifiante : licenciements et restrictions découleraient naturellement des besoins des salariés, tels qu’ils s’expriment dans les sondages...

La « modernisation » contemporaine est donc une véritable reconfiguration du pouvoir. Il ne s’agit plus de l’ancienne autorité, verticale, hiérarchique, du style : obéissez sans discuter – même si de telles formes d’autorités subsistent dans de nombreux cas. L’autorité, à présent, se plie devant les évolutions ; en outre, elle s’attache à montrer que les évolutions, en définitive, émanent des besoins profonds de la société. Le pouvoir ne commande plus : il constate et il gère.

Cette méthode qui se veut démocratique (on peut penser à l’idée gaulliste de la participation) peut, ponctuellement, avoir des effets heureux. Mais, dans l’ensemble, il s’agit d’un pratique profondément mystificatrice. Il s’agit, en effet, de remplacer la démocratie par son simulacre : la communication. La communication, en effet, a tous les attributs de la démocratie : elle laisse les gens s’exprimer, y compris ceux qui sont hostiles ; que peut-on rêver de mieux ? L’homme politique s’identifie alors au médecin, non à l’officier : il s’agit, par exemple, comme le préconise l’actuel ministre des Finances, d’établir un « diagnostic », grâce au « dialogue » avec les agents des impôts... Des tonnes de sondages d’agents et d’usagers, des centaines de réunions, un outil statistique impressionnant – la réforme de l’administration fiscale illustre à merveille cette nouvelle logique du pouvoir : une immense mise en scène de la participation.

Certes, quelques résistances se forment, et l’on ne peut que s’en féliciter. Il ne s’agit pas d’un système véritablement totalitaire. Si beaucoup se laissent abasourdir par cette logomachie du management, celle-ci ne peut totalement éviter la contre-attaque du scepticisme, de l’indignation, ou même de la critique ironique et amusée. L’insignifiance et le vide ont beau se déployer comme des valeurs fondatrices, les idées sont trop vides pour entraîner une adhésion comparable aux « lendemains qui chantent » des totalitarismes anciens. Parfois, à l’intérieur même de l’entreprise, c’est l’humour des salariés qui rétablit un peu de sens et de bon sens (voir document en annexe)... 

III° Des outils inquiétants.

Les outils de la modernisation sont essentiellement des logiciels d’évaluation des compétences, mais présentés comme des aides à l’autonomie ! Le salarié est invité à répondre à un questionnaire ressemblant à un test psychologique, ou bien c’est son chef de service qui le jauge directement à travers un certain nombre d’items, de critères de comportement et de motivation. Il y a, bien évidemment, les bonnes et les mauvaises réponses, un barème permettant à l’ordinateur de calculer le profil, plus ou moins performant, plus ou moins compétent, plus ou moins autonome (sic) du salarié. A peu près toutes ces grilles d’évaluation pivotent sur la trilogie « savoir, savoir-faire et savoir-être ».

Qu’on ait besoin de savoir ou de savoir-faire à l’intérieur d’une entreprise, cela peut se comprendre. La notion de savoir-être, par contre, excède déjà ce qu’on peut exiger d’un salarié. Bien des questions, notamment, portent sur la vie privée, comme si elle devait avoir une influence inévitable sur la qualité du travail. A côté de la rubrique « image professionnelle » d’une grille d’évaluation, on trouve la rubrique « image personnelle ». Certains questionnaires considèrent que le pessimisme est nuisible à l’entreprise, comme si ce trait de la psychologie personnelle entraînait nécessairement un moindre investissement professionnel... Surtout : l’autonomie fait partie des compétences qu’on pourrait évaluer, et les entreprises enjoignent le salarié à être autonome, ce qui frise la contradiction. L’employé est soumis à une foule de pressions diffuses et, en même temps, on le veut libre et responsable.

Les outils et logiciels d’évaluation sont inséparables d’une injonction au projet, lequel devrait déboucher sur un contrat « négocié ». Dans l’Education Nationale, cette méthode – et ce n’est pas innocent – est appliquée aux élèves les plus faibles, ceux dont le comportement ou le niveau posent le plus de difficultés. L’élève répond « librement » à un long questionnaire qui évalue, entre autres choses, sa capacité à respecter ses petits camarades ou bien à poser des questions intéressantes en cours ; il négocie ensuite « librement » avec ses professeurs un contrat comportant une foule d’obligations et d’interdictions. Il ne s’agit plus, pour l’institution,  de punir comme autrefois d’une manière souveraine et discrétionnaire. On sanctionne, très différemment, des manquements à un contrat établi d’une manière autonome et responsable. Le conférencier a rapporté l’anecdote savoureuse et angoissante de sa fille, revenant du collège avec, en poche, un document officiel intitulé « contrat avec moi-même », qu’elle avait signé devant deux témoins !!! D’une autre façon, l’initiative du « Parlement des Enfants », à l’Assemblée Nationale, participe de ce mélange des genres : l’enfant est contraint de se comporter comme s’il était un adulte, en singeant les attributs du monde politique. Dans le monde de l’entreprise, c’est jusqu’au ridicule que se jouent aussi des comportements imposés, qui miment, dans leur cas, la spontanéité d’attitudes conviviales et familières.

Etrange synthèse de maoïsme et de libéralisme, cette logique mène alors à des systèmes de délation et d’autocritique. Le contrevenant doit se punir, se licencier, s’exclure lui-même, marque ultime de son autonomie, de sa liberté, et de sa responsabilité. Dans un collège, une directrice-adjointe organise des séances d’autocritique et de dénigrement collectif, prises sur le temps des récréations. A l’issue de ces vastes psychodrames, les élèves décident qui doit être sanctionné et comment. Ailleurs, c’est une « boîte à suggestions » qui recueille toutes les dénonciations possibles et sur n’importe qui... Tel est le visage de la barbarie douce.

L’idéologie libérale classique, quant à elle, ne fait que se greffer sur cette machinerie de l’insignifiance. Il ne s’agit pas de tout expliquer par le marché, le marché ne faisant que profiter de l’occasion. Le discours vide et vain du changement – avatar angoissant des idées de 1968 – finit par se confondre avec un libéralisme qui, traditionnellement, déteste lui-aussi institutions, traditions et repères, et voue un culte à l’adaptation et à la mobilité. La formidable victoire de l’idéologie libérale ne s’explique que par cette conjonction. Bien évidemment, un monde aussi dénué de repères ne peut susciter que le stress et l’angoisse.

Du reste, les mots creux de la gestion omniprésente conduisent à un néo-moralisme qui provoque le sentiment de culpabilité de ses victimes. L’individu « autonome » est, en réalité, renvoyé à d’écrasantes responsabilités : savoir changer dépend de lui, quelles que soient par ailleurs ses difficultés personnelles. Les chômeurs, par exemple, sont invités à se ressaisir, à « se reprendre en main ». Ce conditionnement intervient d’ailleurs dès le plus jeune âge. Dans certaines maternelles, ont évalue l’adaptabilité des enfants au travers de tests comportant presque une centaine de critères ! D’une manière générale, moins une personne est réellement autonome (trop jeune, avec des difficultés matérielles, etc.), plus se déploie la rhétorique de l’autonomie.

Les similitudes entre l’école et l’entreprise sont ainsi évidentes. Mais il ne s’agit pas de tout ramener à une logique purement économique. L’école ne dépérit pas seulement à cause de « restrictions de crédits ». Dans le monde de l’entreprise, la « logique du profit » ne suffit pas à expliquer les conditionnements idéologiques énormes auxquels sont soumis les salariés. La « dictature du marché » n’est pas un principe suffisant d’explication. En fait, l’idéologie libérale classique ne fait que rencontrer une formidable mutation socioculturelle enclenchée lors des événements de 68. Mai 1968 a été une transgression radicale de tous les repères habituels : l’idéologie libérale s’est alors engouffrée dans la brèche, avec une force inégalée.

En 1968, l’appel à l’autonomie avait un sens puisqu’il y avait, en face des révoltés, des institutions puissantes et autoritaires. L’autonomie véritable ne peut se définir que comme un combat face à des normes établies. Or, le retrait des institutions a fini par engendrer le dessèchement de l’idée d’autonomie, comme si les idéaux de Mai étaient victimes de leur propre victoire. Les hyperboles de 68 – « il est interdit d’interdire », « tout ce qui n’est pas moi est oppression », etc. – ont fondé un individualisme radical. Or, il ne reste plus à présent qu’un individualisme vide, le fantôme de l’individualisme libertaire de Mai : violence a-révolutionnaire pour les uns, culpabilité angoissante pour les autres.

Alors, que faire ? Telle est la question par laquelle le conférencier a voulu ouvrir les débats.

 

DEBAT

Le débat a commencé par des interventions sur le rôle quelque peu surfait de l’outil Internet dans l’apprentissage des connaissances. Les membres du Cercle de Réflexion – qui possède un site et dont les participants connaissent l’outil informatique – ont rappelé leur expérience, en tant qu’enseignants, des limites de la recherche internautique. Trop souvent, les élèves actuels se précipitent sur le Net lorsqu’ils ont une recherche à faire, et ils y passent des heures sans rien trouver de véritablement intéressant. C’est alors la consultation des bonnes vieilles encyclopédies du lycée qui leur fournit une information beaucoup plus rapide et beaucoup plus fiable. Une objection de plus à l’idéologie informaticophile du ministre Allègre...

Le destin des idées de Mai 68 a constitué aussi une bonne part du débat. On a fait remarquer que, si l’esprit de Mai valorisait la cogestion véritable, la dernière décennie du siècle se contente d’agiter un fantôme de cogestion, d’imposer une « réunionnite » obsessionnelle, pesante et très coûteuse, où les « assemblées générales » et autres « conseils d’établissement » ne servent plus qu’à avaliser des décisions prises d’en-haut. Cette réunionnite, qui singe la démocratie à défaut de l’exercer, constitue le point commun fondamental des entreprises et de l’Education Nationale, avec, à la clef, la même destruction d’un temps précieux qui pourrait être consacré aux loisirs, à la culture, à la vie privée... et même à l’exercice normal des tâches professionnelles.

Quelle est la véritable responsabilité de 68 ? « On ne peut se contenter de dire : c’est la faute à 68 », a repris le conférencier. « Mais il y a un étrange destin des idées de Mai ; elles sont récupérées parce qu’elles s’y prêtent dans leur structure même. » On peut, par exemple, considérer l’utopie d’Ivan Illitch (Une société sans école) ou les initiatives pédagogiques révolutionnaires d’Alexander S. Neill, exposées dans Libres enfants de Summerhill. Illitch valorise l’idée d’une éducation organisée en libres réseaux où l’on échangerait des savoirs, il promeut ainsi à sa façon l’idée d’une formation permanente. Neill, quant à lui, défend la pratique d’une éducation du groupe par lui-même, où la communauté des jeunes décide des sanctions et des exclusions : autonomie, autogestion, autodiscipline. Dans les deux cas disparaît complètement l’idée d’une école-institution, exerçant une autorité verticale repérable.

L’utopie d’Illitch, particulièrement, est fascinante ; elle préfigure tous les fantasmes d’aujourd’hui : formation permanente, savoir comme bien universel mis à la disposition de tous, disparition du maître au profit de l’animateur de réseau. Couplée à l’idéologie libérale du client-roi, on imagine quel type d’ambiance scolaire elle peut déterminer. L’autodiscipline sert de prétexte pour embaucher moins de surveillants ; l’éducation en réseau fait rêver certains ultra-libéraux qui souhaitent, peu ou prou, la disparition du corps enseignants, pour des raisons à la fois économiques et idéologiques. Alors, comme l’a dit un intervenant, « garder l’esprit de mai, c’est justement lutter contre ce néo-conformisme hérité de 68 ».

Mai 68, a rappelé le conférencier, peut se résumer par les deux traits suivants : 1) la revendication d’une autonomie absolue, d’un individualisme radical et sans référent ; 2) une représentation du pouvoir comme le lieu d’une aliénation nécessaire, inévitable. Or – et c’est là que réside l’héritage impossible des idées de Mai – l’idéologie libertaire de 68 rencontre à présent l’idéologie libérale du client-roi. Unis par un même rejet de l’Etat et des institutions, l’anticapitalisme et l’ultra-capitalisme ont fini par se confondre – et à quel prix ! Le pouvoir actuel a compris comment survivre : il se fait totalement invisible, pour mieux subsister et se renforcer.

Or, une société peut-elle vivre sans verticalité ? Telle est la question décisive. Les vieux syndicalistes affirment : « Avant au moins, on savait à qui on avait affaire. Maintenant, quand on discute avec eux [les cadres, les chefs], ils sont tout le temps d’accord avec nous ! On peut encore se réunir, voilà ce qu’ils disent en cas de problème. » Le caractère inquiétant de la civilisation contemporaine est donc que la crise des pouvoirs antérieurs n’empêche aucunement l’émergence sans précédent d’outils de manipulation. Le vocabulaire s’en ressent énormément : il n’y a plus de « contremaître », mais des « animateurs d’atelier » ! Mais le pire est encore ailleurs : le modèle post-soixante-huitard-décontracté cohabite, dans la même institution, souvent dans le même individu, avec le modèle d’autrefois, ultra-autoritaire. La formule de Philippe Mérieux – « les interdits qui autorisent » – révèle par exemple l’ampleur de l’impasse et de la contradiction.

On vit donc dans un monde brouillé. Le cas Allègre est d’ailleurs très significatif de ce flou idéologique. Allègre commence par inventer une forme de pouvoir totalement inédite dans l’histoire de la République : c’est la première fois qu’un ministre dénigre publiquement ses fonctionnaires ; c’est du jamais vu, le pouvoir républicain traditionnel se contentait d’admonester son personnel en interne. Mais cette méthode inédite, à son tour, se brouille complètement. Le ministre est dans la rue, du côté des élèves, mais aussi des professeurs, des parents, des syndicats... Il s’escrime à démontrer qu’en fait il est du côté de tout le monde ! Une telle attitude est très révélatrice de la crise culturelle contemporaine.

Le problème, bien évidemment, reste que ce discours ambiant, ou plutôt ce non-discours, influence considérablement les plus défavorisés. Les « puissants » se contentent d’en profiter, non sans cynisme. Or, il est extrêmement difficile à réfuter, car il n’offre pas de prise : comment s’opposer à cette idée – ni vraie ni fausse – qu’il faut savoir changer, que le monde est une fuite en avant, et que l’important c’est d’évoluer avec lui ? Quel contre-discours opposer ? En outre, comment gérer une institution, lorsqu’elle est confrontée à une mentalité qui mêle l’individualisme libertaire de la révolte à l’individualisme libéral du client-roi ? « Tu dois satisfaire mes besoins ; pour le reste, tu me prives », comment conserver l’idée même d’institution dans un tel contexte idéologique ?

 Enfin, il y a une catégorie de jeunes – même s’ils sont minoritaires – dont les problèmes ne peuvent pas être assumés par l’école ; il faut oser le dire. Mais on se heurte alors à l’égalitarisme officiel aberrant du « droit à la réussite pour tous ». Or, l’idée du « tous excellents » est une contradiction dans les termes, ou alors il faut diversifier la notion d’excellence. Sans parler de « livrer les jeunes aux patrons », il est urgent de réhabiliter l’apprentissage et des filières professionnelles dignes de ce nom. L’idée d’une filière unique de l’excellence (renforcée par le slogan des « 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat ») ne fait que rejeter des milliers de jeunes, la pédagogie apparaissant alors comme un outil-miracle destiné à gérer l’exaspération. Pour autant, il faut savoir dépasser aussi la contradiction affligeante qui oppose un certain passéisme républicain aveugle du type Finkielkraut-prof de Henri IV et la rhétorique vide de la-fuite-en-avant-sans-savoir-où du type Mérieux-Allègre.

Cette réhabilitation du bon sens le plus élémentaire est une tâche de longue haleine. La « logomachie du management » a pénétré la sphère politique à tel point qu’il ne faut pas s’étonner de l’incapacité des pouvoirs à prendre de véritables décisions, à poser de vrais problèmes. Aucun grand appareil politique n’a de véritable projet, les grandes formations se contentent de masquer leur vision complètement disloquée du temps. La notion même d’Histoire est caduque : « un présent flottant relie un passé qui n’a plus de ressources à un avenir réduit à un gros point d’interrogation ». Les institutions ne sont plus capables de tirer des leçons, d’effectuer un tri, pourtant indispensable, entre ce qui, par le passé, pouvait avoir des vertus et ce qui doit être réellement abandonné. Ce sont alors de simples citoyens, souvent dans le milieu syndical ou associatif, qui prennent péniblement le relais et tentent de gripper la « machinerie de l’insignifiance » en introduisant quelques grains de sable dans les rouages, en ironisant, par exemple, sur les termes ronflants et vides de la nouvelle rhétorique du vide et de la confusion. Le paradoxe contemporain est le suivant : après s’être battue contre les pouvoirs, « la société a maintenant pour rôle d’exiger des institutions qu’elles fassent leur travail ».

 

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