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  Une biologie révolutionnaire

La morphogenèse

 

Compte-rendu de la conférence-débat prononcée par Vincent Fleury, le vendredi 10 octobre 2003, au Centre Social de Cosne

 

La morphogenèse est la science qui étudie l'origine des formes. Plus exactement, il s'agit d'une partie de la physique qui cherche à comprendre comment adviennent les formes naturelles minérales, végétales et animales, en faisant intervenir des facteurs purement mécaniques. La morphogenèse, en outre, n'a pas que des aspects théoriques : on recherche actuellement des applications possibles, notamment dans le domaine médical. En effet, la morphogenèse n'est " révolutionnaire " que si elle parvient à reformer, à refabriquer de nouveaux organes, par exemple pour traiter des mutilations chirurgicales ou accidentelles, ou des malformations congénitales. Du reste, comme on le verra plus loin, il existe déjà des machines permettant, dans certains cas, de reconstituer tel ou tel organe.

 

 

I° L'idée de croissance : physique contre biologie.

 

La question de l'origine des formes se pose depuis l'Antiquité. Très tôt, l'on s'aperçoit qu'il y a, par exemple, des pierres qui ressemblent à des plantes (dendrites). La Bible contient également des descriptions de cristaux. Au 16° siècle, on analyse avec beaucoup de précision l'architecture interne des flocons de neige. Au 17° siècle, les chimistes savent fabriquer des arborescences minérales par électrolyse...

On ne tarde pas à affirmer le caractère purement minéral des cristaux arborescents (18° siècle), et à juste titre. Mais s'évacue alors peu à peu l'idée d'un point commun entre croissances minérale, végétale et animale, alors même que le simple bon sens repère très facilement des ressemblances : quoi de plus arborescent que des branchies, ou des bronches dans un poumon ?

Au 19° siècle, on établit définitivement une frontière très nette entre sciences de la matière inerte (géologie, physique, chimie... ) et sciences du vivant (biologie... ) et les disciplines biologiques elles mêmes se scindent en plusieurs spécialités : la botanique n'est pas la zoologie... ni la médecine. Bref : avec la spécialisation des savoirs, l'idée d'une origine commune à toutes les formes de croissance est définitivement reléguée au rang des élucubrations mystiques.

Toutefois, et depuis une vingtaine d'années seulement, la morphogenèse cherche à fédérer de nouveau ces disciplines.

 

 

II° Les formes d'équilibre.

 

L'exemple typique d'une forme d'équilibre est la bulle de savon. La bulle est, en définitive, ce qui résulte de deux contraintes opposées : d'une part, les forces physiques qui lient des molécules de savon entre elles, et, d'autre part, la pression de l'air à l'intérieur du système. De fait, la bulle peut se comparer à une ronde d'enfants qui se tiendraient solidement par la main.

Mais le rond est une forme rare. Supposons que, dans notre ronde, il y ait des grands et des petits, ou des costauds et des gringalets, cela déformerait notablement cette ronde. Par exemple, la ronde devient carrée, si quatre gros bras interviennent, placés aux quatre extrémités d'une croix imaginaire, car leurs bras tirent avec plus de force que ceux des autres enfants. Et, en effet, c'est exactement la structure moléculaire de certains cristaux carrés. Tout dépend de la distribution des atomes entre eux. A ceci près qu'il n'y a pas de costauds et de gringalets, étant donné que les atomes sont les mêmes. Mais c'est leur position, et donc leur écartement, qui fait varier les forces.

On trouve aussi une autre forme, et surtout dans l'ordre biologique : celle du cône. Bien des choses sont coniques : le bout d'un citron, d'un avocat, d'un navet, d'un oignon, l'épine d'une plante, le dard d'un insecte... En réalité, il s'agit d'une forme en ballon de rugby, le cône n'étant que la face visible de cet ovoïde plus ou moins rond ou, au contraire, plus ou moins étroit.

La forme ovoïde s'explique assez facilement. Un être vivant est filandreux, fibré. Le tissu vivant est un enchevêtrement de fibres, et de nombreux organes se présentent comme des sphères de fibres, les fibres se distribuant soit dans le sens des " méridiens " soit dans le sens des " parallèles " soit croisées dans les deux sens. Or, dans une boule de fibres, se pose toujours le problème du pôle, où les fibres se concentrent. Cela donne cet effet " dur et pointu " qu'on rencontre dans beaucoup de formes vivantes.

Chez l'homme, on trouve aussi des réseaux de fibres étranges, qui se distribuent sur quatre pôles (notamment les empreintes digitales). Cela donne des espèces de spirales ou de lacets imbriqués. C'est la forme en " talon de chaussette ", ou en " chapeau ", l'imbrication plus ou moins dense des fibres donnant des différences de raideur et des effet de " creux et bosses ".

Tous ces exemples montrent bien que les formes ont un aspect matériel, où la structure physique intime du matériau joue un grand rôle.

 

 

III° les formes de croissance.

 

Lorsqu'une chose " pousse ", c'est-à-dire croît, cette chose " pousse " également dans le sens où elle exerce une poussée. Selon la structure intime du tissu et selon les contraintes mécaniques qui s'exercent en lui ou sur lui, il peut résulter une multitude d'effets différents : effet de pointes, effet de plis, effet de bosses, etc.

Pour comprendre comment une contrainte mécanique toute simple peut engendrer une forme très complexe, il suffit de réaliser une petite expérience qui consiste à injecter rapidement de l'air dans de l'huile. Cela ne donne pas une bulle ronde, mais une arborescence touffue, et d'autant plus touffue que l'air est injecté rapidement. Et, en effet, tel cristal qui a une forme simple, en barre, se constitue lentement... Mais lorsqu'on est en présence d'une forme arborescente, c'est que le système s'élabore rapidement. On peut poser l'axiome: " de plus en plus vite égale de plus en plus arborisé ". Les systèmes obtenus peuvent être extrêmement complexes : chaque branche a des branches qui ont des branches, etc.

En biologie, la formation des vaisseaux sanguins s'apparente au processus de la formation de rigoles dans le sable quand l'eau d'une vague se retire. Ce phénomène est très rapide et simple, mais le résultat est très compliqué. On obtient une multitude de canaux irréguliers et arborescents avec des différences de grosseurs. Un jaune d'oeuf fécondé, par exemple, donne à voir ce phénomène : des vaisseaux sanguins poussent (au double sens du terme) dans un milieu qui résiste, un peu comme l'huile résiste à la pression exercée par l'injection d'air. Cela donne une arborescence irrégulière, d'une complexité impressionnante.

La physique confine ici à la médecine. Si un élément est défaillant, soit au niveau de ce qui " pousse ", soit au niveau du milieu qui résiste à la poussée, cela donne des arborescences atypiques, trop simples, trop compliquées, inachevées, déviées, etc. Par exemple, certaines arborescences anormales de vaisseaux sanguins sont typiques de l'hypertension artérielle. L'on peut affirmer que les maladies cardio-vasculaires sont des maladies de l'architecture.

En clair : le moindre carré de chair est irrigué par une foule de vaisseaux irréguliers entrecroisés. Presque tous les organes répondent à ce schéma : " un tuyau qui pousse dans de la viande ". Bien évidemment, telle anomalie dans la structure matérielle du " tuyau " ou dans celle de la " viande " peut contrarier le processus normal de croissance et engendrer une pathologie.

 

 

IV° Jusqu'où faut-il comprendre ?

 

A l'heure actuelle, beaucoup de scientifiques - dont Vincent Fleury - ont décrété d'arrêter de comprendre... pour agir, pour trouver des applications. Si de simples forces mécaniques peuvent engendrer des formes complexes, on peut se passer de produits chimiques. Et de tels procédés existaient déjà, avant même la morphogenèse. Lorsqu'on fabrique de la peau pour soigner un brûlé, on ne mélange pas de mystérieux ingrédients dans un bocal. On se contente d'implanter un ballon sous un périmètre de peau existant, et la peau s'étend : c'est le principe du ventre de la femme enceinte. De même un arbre pousse différemment selon qu'on le laisse libre ou qu'on le guide. On peut aussi allonger des jambes en tirant dessus. De même, sucer son pouce finit par déformer le pouce, et modifie l'implantation des dents...

En s'inspirant de ces pratiques, Vincent Fleury a réalisé certaines expériences. Il a pu modifier totalement la vascularisation d'un embryon de poulet, en implantant simplement une tige de fer qui appuie sur cet embryon. De même, on peut refabriquer des organes avec une machine exerçant une sorte de succion lente, faible et progressive, cette succion reconstituant le phénomène de la " poussée " interne, mais par une aspiration venant de l'extérieur. On a ainsi refait un poumon à un chien en appliquant une sorte de pompe à l'emplacement d'un poumon manquant. Une machine analogue a permis de reconstituer la tête manquante d'un embryon de drosophile.

 

DEBAT

 

Des intervenants ont demandé des précisions sur ces nouvelles techniques de reconstitution d'organes. Vincent Fleury a souligné qu'il s'agit d'une médecine radicalement nouvelle puisqu'elle économise la greffe d'organe, le problème du rejet et le médicament. Malheureusement, la morphogenèse n'est pas pour l'instant une discipline vraiment consacrée : il n'y a actuellement que quatre chercheurs qui la pratiquent en France.

Pour autant, les applications seraient multiples, et pas seulement dans le domaine médical. Par exemple, s'il est vrai que c'est le même processus de base qui engendre tantôt une feuille tantôt un fruit dans une plante, on pourrait créer les conditions mécaniques nécessaires à ce qu'une plante produise plus de fruits, sans passer par des engrais et autres produits chimiques.

D'une manière générale, la morphogenèse est la science qui promeut le dialogue entre physiciens et biologistes. Pourquoi un cancer de l'utérus fabrique-t-il une sorte de dent sur la paroi lésée ? Pourquoi la dernière phalange d'un homme repousse-t-elle naturellement si elle est coupée (comme la queue du lézard) ? Pourquoi existe-t-il des organes qui ont une tendance naturelle à repousser comme le foie ? Toutes ces questions doivent dépasser le cadre de la simple biologie : il faut s'interroger sur les conditions purement physiques (structure des tissus, contraintes mécaniques) qui expliquent ce genre de phénomène.

Pour finir, on s'est demandé si la morphogenèse permettait de dépasser les explications purement généticiennes des phénomènes biologiques. Selon Vincent Fleury, il y a sans doute beaucoup moins de gènes que prévus, et il n'y en a peut-être que quelques centaines qui servent à impulser la morphogenèse. En tout cas, un gène ne peut expliquer à lui tout seul l'extraordinaire complexité de certaines formes, notamment les formes arborescentes. Il est possible que le facteur génétique intervienne pour commencer le travail, mais le reste s'explique par des contraintes mécaniques s'exerçant sur les tissus vivants. En clair, la morphogenèse est une des pistes qui permettent de résister à l'explication facile du tout génétique.

 

 

 

Luc Paul ROCHE

Cercle de Réflexion du Lycée George Sand

 

 

 

 

 

 

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